Introduction
En 2018, vont commencer à la médiathèque
de Noé, des Goûters Philos. Ces ateliers s’adressent en priorité aux élèves du
primaire et du collège. Ils auront lieux une fois par mois le mercredi à 16
heures. La participation est gratuite et
sans engagement.
On peut se demander pourquoi
participer à un gouter-philo ? Selon Kant, « Les hommes sont responsables
de leurs actes dans la mesure où ils sont sujets d’une volonté autonome, qui
leur permet d’agir moralement, et, éventuellement, de se complaire à agir de
façon immorale ». Ainsi, la responsabilité et la conscience ne pourraient être
enseignées par des cours de morale. Pour être effectives, elles devraient
découler d’une libre réflexion, seule garante d’une volonté autonome. Cette
réflexion serait constituée d’une pensée comparée, pesée et manipulant des
concepts définis. C’est sur la base de cette hypothèse que nous proposons une
étude sur l’éducation à la pensée critique chez la jeune personne.
La pensée est liée à des
compétences (langage, richesse du vocabulaire, culture …) abondamment
enseignées dans le cadre scolaire. La pensée critique, quant à elle, s’appuie
sur des compétences et des exercices qui lui sont spécifiques et doit se
pratiquer dans un cadre alliant tout à la fois liberté et rigueur. C’est
l’apprentissage de ces compétences que nous voulons formaliser et dont nous
voulons mesurer l’impact sur le comportement et le bien-être des jeunes
personnes.
De nombreux travaux
d’apprentissage à la réflexion ont déjà été menés. On peut citer les
expériences de Mattiew Lipman [1], Jacques lévine [2] et Michel Tozzi [3]. Il
ne s’agit pas dans la description de ce projet de recherche d’effectuer un
rappel de ces travaux et nous nous intégrons pleinement dans le courant actuel
des DVP ou Discussions à Visée Philosophique. Cependant, il nous semble plus
important d’expliquer notre spécificité. Ainsi, nous nous efforcerons dans
cette courte présentation, de préciser en quoi notre projet de recherche se
distingue des travaux précédents.
En conclusion, le projet « Gouter
Philo » à Noé a pour pur but d'aider les
élèves à devenir des adultes responsables et des citoyens conscients.
L’hypothèse
Il s’agit d’abord de définir ce qu’est la
pensée critique. Nous nous proposons de la voir comme un processus en trois
phases :
Première phase : La définition
des éléments de la question posée ou la situation rencontrée ;
Deuxième phase : La rationalisation
des sentiments et des émotions dans un contexte de raisonnement scientifique
(c’est-à-dire par une démarche justifiée et construite) ;
Troisième phase : La recherche de
solutions raisonnées et négociées.
Notre hypothèse est que
l’exercice de la pensée critique permet à chacun de se placer en acteur de ses
choix : en défendant sa position le sujet en devient le détenteur ; ses points
de vue sont alors des points d’appui à d’autres raisonnements. La méthode est
ré-applicable quel que soit le sujet.
Quels changements de comportement peut-on
espérer à l’usage de la pensée critique ?
- Des frustrations mieux acceptées car raisonnées
- En cas de refus, des propositions constructives proposées car dans le processus de pensée critique enseignée « on se doit de rechercher des solutions »
- Une autonomie renforcée : je recherche « en moi » les solutions aux problèmes
- Une attitude plus posée : je réfléchis avant d’agir ou de parler
- Une projection dans l’avenir. En réfléchissant à des scénarii de solutions nous faisons l’expérience de ces projections
- Ce sont ces changements de comportements et de posture que nous espérons pouvoir mesurer.
Ce que sont et ne sont pas nos objectifs
Notre objectif principal est de projeter
la jeune personne vers l’adulte qu’elle choisit d’être. Pour cela, il s’agit de
proposer/provoquer une activité de pensée critique dans un espace de liberté ou
chacun est devenu, pour le temps du jeu, l’adulte. La situation a été résumée
ainsi par un participant « Ici à douze ans
tu es majeur ! ».
Réfléchir posément, écouter, se
faire écouter dans un espace de parole apaisé est souvent ce qui semble
impossible à celui-qui pour un temps refuse la responsabilisation et désire
rester en état d’enfance.
Notre intention est donc l’apprentissage
à la pensée critique dans le but de responsabiliser les jeunes personnes. Mais
bien d’autres compétences comme celles du type comportement démocratique,
capacité d’expression, capacité d’écoute, capacité de synthèse, compétence
philosophique seront aussi mis en apprentissage.
Réflexion autour de la mise en
œuvre
Dans cette recherche, nous nous proposons de
réfléchir à la mise en œuvre d’ateliers de pensée critique que nous nommerons «
Gouter Philo » . Un des noms habituellement utilisés pour ce type d'activité
est "Discussion à Visée Philosophique ou son acronyme VDP".De tels
ateliers sont des groupes de parole qui s’inscrivent tout à fait dans la lignée
des travaux de Lipman, Tozzi et Lévine. Ces trois chercheurs ont proposé de
créer des « ateliers philosophiques » ou DVP.
Notre propos intègre une très
grande partie des motivations de ces pédagogues. Notre hypothèse est aussi,
comme le souligne jacques Lévine, que « Le fait d’entrer dans le monde de la
spéculation sur les grands problèmes de la vie est modificateur de l’identité,
de l’image de soi et de la relation au monde ».
Si selon l’âge des apprenants la
durée peut varier, nous proposons des ateliers ou les collégiens sont libres de
rentrer et sortir à leur guise durant un espace horaire d’une heure à une heure
et demi.
Cependant, notre démarche se veut
quelque peu différente. Nous proposons en premier lieu l’axiome suivant lequel
la pensée critique n’est pas limitée à un domaine mais s’applique
indifféremment quel que soit le sujet et un second axiome énonçant que la
pensée critique est le résultat d’un équilibre entre la propre estime de soi et
la considération des autres.
À partir de ces deux axiomes nous
proposons de définir le cadre d’une expérimentation et de ses spécificités. Ces
spécificités portent sur sept éléments :
La Règle
- La liberté de ton
- Les sujets de réflexion
- L’autodéfense intellectuelle
- La lecture critique d’informations
- L’expérience scientifique en tant qu’exercice de réflexion supplémentaire
Un des buts de cet échange et de créer un
exercice “à devenir adulte”, donc aucune des règles habituellement rencontrées
en classe ne s’appliqueront. Ainsi, les participants étant tous des pairs (y
compris l’animateur), chacun pourra s’il le désire s'asseoir sur la table,
prendre la parole sans la demander, dire des "gros mots", rentrer et
sortir de la salle, etc. ; en fait, se comporter comme s’il était un adulte en
face d’autres adultes. Chacun est en égalité de droits dans le temps de
l'exercice.
Il n'existe qu'une et qu'une
seule règle, qui est : Nous ne devons pas nous écarter du sujet.
La liberté de ton
L’expérimentation de l’éducation
à la pensée critique ne peut se faire que dans la liberté: liberté d’écouter,
liberté de parler, liberté des mots, liberté de se tromper, liberté de s'enflammer,
liberté de se taire et enfin liberté d’être présent ou pas. Si un adulte
responsable choisit ses devoirs en les acceptant, il ne peut en être autrement
dans un atelier d’apprentissage à la pensée critique.
Chaque participant sera donc
libre de venir et de repartir à son grès de prendre la parole ou de se taire.
Il ne peut y avoir de bavardage puisque, selon la règle, tout échange est
centré sur le sujet. Ainsi, ce qui est dit est soit hors de la règle soit à
entendre par tous.
Si ce n’est pas le cas et qu’il y
a bavardage, l’animateur peut alors faire un rappel à La règle. Cette liberté
n’est pas mise en avant chez Lipman, Lévine et Tozzi.
Les sujets de réflexion
Les sujets de réflexion des débats sont
extrêmement variés, certains touchent au domaine de la philosophie et sont donc
des DVP ou Discussions à Visée philosophique. ·
- Pourquoi avons-nous généralement peur de la mort ?
- Pourquoi pouvons-nous être violents ?
- Les limites de la liberté d’expression ?
- L’amitié garçons-filles est-elle possible ?
Mais d’autres vont être plus
ancrés dans le monde du quotidien. Ils représentent une recherche de solutions
concrètes qui est marquée par un certain pragmatisme. Notre premier axiome
définit que « la pensée critique n’est pas limitée à un domaine, mais
s’applique indifféremment quel que soit le sujet”. Afin d’éprouver notre
premier axiome nous nous efforcerons de proposer des sujets moins conceptuels
et de mesurer la capacité des apprenants à transférer le processus de la pensée
critique à des sujets divers.
Par exemple :
·
Que devrait être le règlement intérieur de
l’école?
·
Comment faire pour moins souffrir pendant le
divorce de nos parents?
·
Pourquoi cette importance de l'apparence
physique?
·
L’école idéale on y apprend quoi, comment et
combien ça coûte ?
La diversité des sujets abordés
et la recherche de solutions effectives dans le monde physique, politique et
économique, distinguent notre démarche de celles des pédagogues mentionnés
précédemment.
L’autodéfense
Apprendre à se défendre, à présenter à “son
avantage” les faits est bien le minimum que devrait apprendre un « étudiant »
en pensée critique. De plus, afin d’être parfaitement efficace, le sujet devra
dans un premier temps définir ses objectifs. Puis, il conviendra de se placer
comme récepteur de son propre discours. Mes dires me permettront-ils d’arriver
à mon objectif ? Dans ce va et vient entre juge et accusé, le sujet refait
constamment une lecture de ses paroles. Ce changement de position lui permet de
prendre la distance nécessaire à une analyse de son comportement. Cette analyse
nous semble un préambule nécessaire à une modification consciente et choisie.
Dans ce type d’exercice, un des
participants pourra présenter une faute ou une erreur (acte de violence,
bavardage ou autre) qu’il a accomplie et devra s’en expliquer. L’audience,
devenant jury, va exiger l’amélioration du discours de la défense effectué par
le sujet lui-même (avec l’aide d’un camarade ou de l’animateur) jusqu'à obtenir
une peine plus clémente ou, encore mieux, s’approcher de son objectif déclaré.
Savoir se défendre, comprendre le
cheminement intellectuel de l’autre afin de se placer sur le chemin de
l’entente et de l’échange nous semble un élément incontournable de l’éducation
à la pensée critique.
La lecture critique d’informations
Apprendre à détecter dans une information une
tentative de manipulation est un élément important de la pensée critique.
Savoir déterminer les éléments manipulateurs et choisir de ne pas les utiliser
dans ses propres réflexions nous semble un élément incontournable de
l’éducation à la pensée critique.
L’expérience scientifique dans les sciences
humaines
On pourra aussi user d’expériences
scientifiques, de statistiques ou encore de sondages pour étayer, introduire ou
alimenter un débat.
Dans certains domaines se
développent un grand nombre d’informations non vérifiées. Il est pourtant
souvent facile de mettre ces idées reçues en expérimentation. Il est par
exemple possible d’effectuer des tests de « transmission de pensée » avec les
cartes de Zener et d’en tirer des statistiques comparatives avec les
probabilités pour ouvrir ou conclure un débat sur le paranormal. Les sondages
d’opinion au sein de l’établissement peuvent aussi permettre de s’affranchir de
certaines idées reçues. Un sondage sur la valeur de l’apparence physique dans
l’estime de soi a permis de constater que le facteur le plus impactant était
non pas le poids mais le nombre d’heures hebdomadaires d’activité physique.
Pouvoir mettre en œuvre ses propres expériences en comprendre les difficultés
et les limites est un élément incontournable de l’éducation à la pensée
critique.
L’apprentissage à l’autodéfense,
à la lecture d’information et enfin la réalisation d’expériences scientifiques
est pour nous un complément pertinent au développement de la pensée critique.
Le rôle et la position de l’animateur
Dans les expériences précédentes
l’animateur est le plus souvent un enseignant. Si nous ne pouvons éluder
l’aspect psychanalytique du débat et en cela rejoindre les travaux de Lévine,
il nous semble que cette mise en situation est pour le moins inadaptée. Comment
trouver la liberté de parole nécessaire si l’écoutant est un référent ?
Peut-être de manière caricaturale, je poserais la question en ces termes :
“Penseriez-vous possible de vous faire psychanalyser par votre mère?”. Si la
question prête à sourire, c’est pourtant au demeurant de cela qu’il s'agit en
demandant à un enseignant d’animer un débat philosophique. L’animateur ne doit
donc pas avoir à notre sens ni relation hiérarchique, ni relation affective
profonde avec les participants. De plus, il nous semble tomber sous le sens que
l’animateur ne doit pas évaluer ou juger les participants. Parler est un
pouvoir mais aussi un risque. Si le risque est trop important (parents ou
enseignants dans la salle), les participants ne le prendront pas aisément. Dans
les ateliers d’éducation à la pensée critique, l’animateur est donc
principalement garant de “la règle”. Parfois, il est aussi celui qui va poser
la question si celle-ci n’émane pas du groupe.
La volonté d’une position « en
pair » de l’animateur n’est pas à proprement parler une spécificité de notre
mode opératoire. Cependant, les ateliers philosophiques sont le plus souvent
animés par des instituteurs ou professeurs. Ces derniers se doivent de composer
entre leur position de pair, celle d’entendant et leur position de personne
référente hiérarchiquement investie d’une responsabilité et d’un jugement.
Idéalement, nous rejoindrions la
position de jean-François Chazerans qui déclare [4] « Si l'animateur n'est
d'aucune utilité pour garantir la philosophicité des débats de café-philo, au
contraire même il aurait tendance à plutôt l'empêcher…. ». Cependant
l'animateur par une posture d'écoute mais aussi d'encouragement, ainsi que par
des interventions qui ne seront que questions, viendra à la fois donner une
légitimité à la parole échangé et une construction de type philosophique ou
scientifique au débat. L’écoute d’un adulte attentif est la meilleure preuve de
l’importance de la parole échangée. L’adulte est aussi le garant de la forme du
débat. Il sans prendre parti forcer la forme. Afin de ne pas prendre parti, le
plus simple et de ne pas s’exprimer, mais de seulement questionner. Il ne
s’agit pas, bien sûr de questionner comme le fait Socrate dans les dialogues de
Platon en guidant le disciple vers une pensée sage par des questions savamment
agencées. Non les questions ne sont là que pour éclairer le discourt et s’assurer
que la règle est suivie.
La posture de l’animateur est guidée par deux volontés.
1°) Une première volonté qui est celle du lâcher
prise.
Le lâcher prise correspond à la position de l’animateur faces à chacun des participants. Pour être en accord avec cette posture il doit se rappeler quelques règles simples :
- Aucune idée n’est supérieure à une autre (nous sommes ici dans une position voltairienne)
- Si des idées insoutenables sont émises il est cependant possible de faire un rappel de la loi et de questionner sur l’intention de la loi
- Aucune situation n’est supérieure à une autre (car ne nous mesurons pas l’impact des situations)
- Un silence n’est pas supérieur à un échange houleux et vice et versa
- Un langage soutenu n’est pas supérieur à des injures et vice et versa
- Une question n’est pas supérieure à une affirmation ou à une citation et vice et versa
2°) Une position de rigueur par apport à l’avancé de la réflexion :
- Suivre la règle
- Questionner pour obtenir un discours clair et cohérent
Pour finir nous conclurons en
qualifiant cette position de scientifique. La théorie présentée (ici par un
participant) l’est sans contrainte ni jugement préalable, mais la mise à
l’épreuve (les questions posées, les critiques, les contre exemples,…) se veut
comme une expérimentation la plus précise possible. Ce n’en sera que plus
validant si la théorie passe l’épreuve. C’est à ces deux aspects que l’animateur
doit consacrer son attention.
L’intégration du débat dans la réalité sociétale
Il s’agit tout simplement d’un
rappel « de la loi » sur tous les problèmes évoqués. La loi n’est pas ici
donnée comme une limite à ne pas dépasser mais comme indication du contrat
social en usage. Le rappel systématique « de la loi » en élément de référence a
pour but de placer le débat dans le contexte de la société actuelle.
L’importance donnée à cet aspect est primordiale pour aider le participant à se
positionner et éveiller une pensée critique constructive. La pensée critique
pouvant alors devenir une introduction à une réflexion politique, économique,
culturelle et sociale.
Le compte-rendu de la séance
Durant la séance de débat, un tableau est
divisé en colonnes: dans les premières, on note les mots clés à définir, dans
les suivantes, les arguments pour ou contre et dans les dernières, les
solutions proposées. Par exemple, dans le débat sur “L’amitié garçon-fille
est-elle possible ?” on trouvera deux colonnes de définitions : une sur
l’amitié, l’autre sur l’amour ; puis deux autres colonnes pour les arguments «
oui c’est possible » et « non ce n’est pas possible ». Dans le débat sur “Comment moins souffrir du
divorce de nos parents ?” on trouvera seulement deux colonnes. Dans la première
colonne sont notés les représentations et sentiments autour du mot souffrance
appliqué à cette situation et dans la seconde colonne, les solutions pratiques.
Cinq minutes avant la fin de l’échange un des intervenants fait la synthèse en
relisant le tableau. Le résumé en fin de séance du travail effectué n’est en
aucun cas une spécificité de notre mode opératoire. Cependant, nous le
considérons comme un élément permettant de mesurer le travail effectué pendant
la séance et avons pensé judicieux d’en préciser l’existence.
Conclusion
Dans un quotidien en accélération
perpétuelle, le temps alloué à la réflexion se contente trop souvent, de la
portion congrue. Il s’agit par ces échanges de créer dans une attitude de
confiance et de respect une communauté de recherche. Les jeunes participants s’exprimant
librement mais respectueusement travailleront à trouver leurs valeurs. Connais-toi
toi-même.
Références
[1] Matthew Lipman, À
l’école de la pensée, Traduit par Nicole Decostre - ISBN 978-2-8041-6646-5 –
édition 2011
[2] Jacques Lévine,
Geneviève Chambard, Michèle Sillam et Daniel Gostain , L'enfant philosophe,
avenir de l'humanité ? : Ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine
(ARCH) – ISBN : 978-2710119807 – édition octobre 2008) http://vimeo.com/49016214
[3] Michet Tozzi,
Penser par soi-même : Initiation à la philosophie, Chronique Sociale, ISBN :
2-85008-475-1
[4] Jean-François
Chazerans et jean-Pierre Seulin A quoi sert un animateur dans un café-philo ?
http://www.educ-revues.fr/Diotime/AffichageDocument.aspx?iddoc=38723]
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