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Pourquoi la philosophie pour enfant compte par Edwige Chirouter - UNESCO du 20/21 Novembre 2024

 
Michel Tozzi, Christian Belbeze et Edwige Chirouter à l'UNESCO - Rencontres Internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques  des 20 et 21 novembre

Le 20 novembre, à l’occasion de la Journée mondiale de la philosophie, la chaire Unesco de philosophie avec les enfants, créée voici huit ans et unique en son genre, a été renouvelée. Discours de sa titulaire, Edwige Chirouter,.


En cette journée mondiale de la philosophie, je voudrais en quelques mots essayer de résumer selon moi pourquoi la philosophie (avec les enfants) compte.

D’abord rappeler et souligner le paradoxe de cette rencontre qui peut paraître improbable encore entre le monde de la philosophie et le monde de l’enfance. La philosophie, comme discipline scolaire, n’est enseignée dans l’immense majorité du monde qu’au lycée ou à l’université. Ainsi, non seulement les enfants, mais aussi les jeunes adolescent.es issu.e.s de classes populaires restent – comme l’ont été longtemps aussi les femmes en tant que femmes et avec les mêmes arguments de bannissement – un peuple exclu de la philosophie.

Ainsi, en œuvrant à la démocratisation de la philosophie, nous œuvrons à un processus de reconnaissance de l’enfant comme sujet, comme personne à part entière, qui, en tant qu’être humain, a besoin d’être guidé dans son légitime questionnement sur le monde.

Mais en plus de cet enjeu éthique de reconnaissance, la philosophie avec les enfants s’appuie aussi sur des enjeux profondément politiques, en particulier sur un enjeu d’émancipation. Les toutes premières recherches et expérimentions de philosophie avec les enfants ont commencé en France avec les recherches de Germaine Tortel (pédagogue grande invisibilisée de l’histoire) et se sont développées dans les années 1970 avec les travaux plus célèbres des philosophes américains Matthew Lipman et Ann-Margareth Sharp. Ces recherches et expérimentations s’appuient sur les fondements à la fois de l’éducation nouvelle et du pragmatisme – c’est-à-dire sur une vision de l’éducation populaire qui se veut réellement émancipatrice, ancrée dans le réel, le sensible, l’expérience. John Dewey récusait – comme le fait encore aujourd’hui la philosophe Martha Nussbaum dans Les Émotions démocratiques (Flammarion, 2011) – une vision techniciste de la démocratie (comme seul mécanisme formel) et il la considère plutôt comme un mode de vie, c’est-à-dire comme un ensemble dynamique d’habiletés et d’habitudes à se conduire, à se parler et à délibérer les uns avec les autres. Nous avons trop tendance à focaliser la vie démocratique sur une activité politique qui n’a lieu que tous les trois ou cinq ans – le vote par exemple – au lieu de mettre en avant ce qui a besoin d’être travaillé tous les jours dans nos interactions sociales quotidiennes. D’où l’idée de créer dans les classes, avec de très jeunes enfants, des « communautés de recherche philosophique » qui seraient une mise en acte de cette conception de la démocratie et des valeurs humanistes.

On voit ainsi comment dans ses fondements même la philosophie avec les enfants vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines (de vertus ?) qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : la formation de sujets libres, lucides et autonomes, capable d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive.

Je suis ainsi convaincue que les ateliers de philosophie avec les enfants nous donnent le paradigme de ce que devrait être l’éducation.

De fait, on pourrait qualifier les pratiques de la philosophie avec les enfants de pratiques « pirates » par rapport aux pratiques habituelles de la philosophie au lycée et ou à l’université. Elles les dynamitent ! Et si l’on file cette métaphore de la piraterie, les pratiques philosophiques pourraient prendre l’école, l’éducation à l’abordage en transformant de l’intérieur son fonctionnement. Car ce qui se joue, se vit, s’éprouve, s’expérimente dans ces ateliers peut servir de modèle pour mettre en œuvre au quotidien dans les écoles, la cité et les familles, cinq types de pédagogie :

1. Une pédagogie de l’enquête, du problème, de l’interprétation et non de la transmission verticale, autoritaire, passive, froide, dévitalisée des savoirs ;
2. Une pédagogie du sens, de l’expérience, de la sensibilité, qui sait dévoiler aux enfants comment les savoirs hérités de nos multiples patrimoines littéraires, artistiques, technologiques et scientifiques résonnent avec leurs préoccupations d’êtres humains et leur volonté de donner sens au monde et d’y agir ;
3. Une pédagogie de l’intelligence collective – pour cultiver l’esprit de coopération (et non de compétition). Car lorsque les enfants sont invités à réfléchir ensemble aux grandes questions universelles et intemporelles, ils font l’épreuve d’une commune vulnérabilité face à la complexité de ces questions qui ne pourront jamais trouver de réponseunique et définitive et qui nécessitent de fait une coopération de toutes les intelligences.
4. Une pédagogie critique des valeurs qui instaure un rapport réflexif à la loi et aux normes (« Y a-t-il des violences légitimes ? », « Faut-il toujours obéir ? »), au-delà d’une obéissance aveugle aux inutiles et contre-productives injonctions moralisatrices.
5. Enfin, une pédagogie de la lenteur qui se donne le temps de décélérer – loin des injonctions à l’urgence permanente – pour patiemment leur apprendre à grandir et penser.
La mise en place d’ateliers de philosophie avec les enfants à l’école et dans la cité donne ainsi corps à ce qu’Hannah Arendt appelait des « oasis de pensée », c’est-à-dire la création de temps et d’espaces coupés de l’affairement du monde où les participants peuvent prendre de la distance pour penser sereinement ensemble.

L’enjeu de la philosophie avec les enfants est donc loin d’être seulement didactique et pédagogique (démocratiser l’accès à une discipline scolaire particulière), mais bien pleinement politique au sens le plus noble du terme puisqu’elle est pour reprendre le titre du dernier rapport de l’Unesco sur l’enseignement de la philosophie dans le monde « une école de la liberté ». Et si enfin pour conclure, nous reprenons à notre compte la terrible sentence de la gravure de Francisco de Goya, datée de 1799, « Le sommeil de la raison engendre des monstres », nous mesurons plus que jamais aujourd’hui l’importance de notre mission commune.

E. C.

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