Dans ses Méditations, René Descartes proclamait : « Je suis une chose qui pense. » Mais une révolution philosophique a balayé, au XIXe siècle, cette présomptueuse affirmation. « Je suis une chose qui mange », rétorqueraient volontiers les esprits modernes. C’est ainsi que le très épicurien Brillat-Savarin déclare, dans son célèbre traité de gastronomie, La Physiologie du goût (1825) : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. » Chez le matérialiste Ludwig Feuerbach, rebelote : « L’homme est ce qu’il mange », assène ce féroce adversaire des religions dans ses Manifestes philosophiques (1839-1845). Quant à Friedrich Nietzsche, il enfonce joyeusement le clou quelque temps plus tard : « Il est une question dont le “salut de l’humanité” dépend beaucoup plus que de n’importe quelle subtilité de théologien : c’est la question du régime alimentaire » (Ecce Homo, 1888).
Provocations ? Oui, bien sûr, mais pas seulement. C’est au XIXe siècle en effet qu’est proclamée la mort de Dieu et que l’âme cesse d’être envisagée comme une entité immortelle, distincte du corps et jointe à l’Être suprême. Mais si Dieu n’existe pas et que l’âme est un fantôme, qui suis-je ? Il ne reste à l’homme que son corps. La pensée ne vient plus d’en haut, elle est le produit d’un organe – le cerveau. C’est donc désormais le métabolisme qui donne la clé de notre identité. Un tel renversement métaphysique donne une importance toute nouvelle à l’alimentation. Si je ne suis rien d’autre qu’un amas de matière, alors je dois être attentif aux objets que je fais entrer en moi, à la manière dont je régénère mes tissus, dont je fais varier le cours de mes pensées par l’absorption d’alcool, dont je m’excite par le café, et dont je renouvelle mes forces par les sucres et les viandes. La religion recommandait de prendre soin de sa vie spirituelle, de faire chaque jour son examen de conscience pour veiller à ce que nos pensées ne soient pas mêlées d’impuretés. À l’époque moderne, ce souci se reporte sur la nourriture. Apprendre à manger, c’est modeler son être en profondeur, c’est cultiver son intériorité.
Dans cette aventure existentielle, on avance souvent à tâtons. C’est ainsi que Nietzsche déplore d’avoir mis des années à comprendre les méfaits de la cuisine allemande qui multiplie les hérésies, des « viandes trop bouillies » aux « légumes rendus gras et farineux », des « libations » trop fréquentes aux « entremets qui dégénèrent en pesants presse-papiers ». « On comprend, conclut-il, l’origine de l’esprit allemand : il naît de tripes dérangées… L’esprit allemand est une indigestion : il ne peut plus rien ‘assimiler’ » Pour conquérir sa liberté, pour devenir soi-même, il faut apprendre à ne plus congestionner ses intestins. C’est pourquoi l’auteur de Par-delà le Bien et le Mal vante les mérites de l’eau de source, du thé très fort et de la cuisine du Piémont.
Puritains des intestins
Mais cet intérêt pour la diététique, qui remonte au XIXe siècle et triomphe encore à l’heure actuelle, surtout en période de régimes prébalnéaires, ne va pas sans écueils. De même que les bigots poussaient trop loin leur examen de conscience et s’accablaient à confesse de péchés imaginaires, de même ceux qui se conforment au diktat de la mode, à l’injonction de rester mince, risquent fort de détruire en eux toute disponibilité pour les plaisirs de bouche. En mourant, Dieu nous a légué le goût de la vie matérielle. Mais il a aussi fait vaciller toute notion de mesure. Dans La Société de consommation, Jean Baudrillard rappelle que les sociétés traditionnelles ont toutes strictement encadré et ritualisé le jeûne. Dans la civilisation catholique, les phases d’ascèse sont précises – jeûne avant la communion, durant l’avent, et carême après le mardi gras. Or, en perdant ces rites, nous n’avons peut-être pas progressé : nous avons en effet libéré la pulsion ascétique, qui s’exprime désormais avec une sorte de fureur désordonnée. « Beaucoup plus que dans l’hygiène, explique Baudrillard, c’est dans l’ascèse des “régimes” alimentaires que se lit la pulsion agressive envers le corps, pulsion “libérée” en même temps que le corps lui-même. »
« Il est une question dont le “salut de l'humanité” dépend beaucoup plus que de n'importe quelle subtilité de théologien: c'est la question du régime alimentaire »
Nietzsche
Il y a longtemps déjà, dans le livre IX de la République, Platon mettait en garde contre deux dangers de la diététique. Il invite d’abord à se méfier de l’excès « athlétique », c’est-à-dire à la préoccupation exagérée pour la forme : à force de vouloir entraîner son corps, le sculpter et en maîtriser la silhouette, on risque d’engourdir son intelligence, de se transformer en brute ou en simple machine. La diététique, rappelle Platon, est une pratique de base, qui vise à assurer la santé physique – elle ne doit en aucun cas devenir le souci cardinal d’une existence. Mais il y a aussi l’excès « valétudinaire » et Platon vise cette fois-ci ceux qui font trop de chichis, cultivent de trop nombreuses phobies et des interdits alimentaires, au point de vivre comme de perpétuels malades. Ces deux tendances se retrouvent largement dans la société contemporaine : d’un côté les adolescentes qui veulent ressembler à des top-modèles, les cadres qui se prennent pour des sportifs de haut niveau et les culturistes amateurs qui se gavent de protéines pour rivaliser avec Monsieur Univers ; de l’autre, la multiplication des allergies et des idéologies alimentaires – du bio au végétalien, des oligo-éléments aux alicaments – qui rend la conception d’un menu aussi savante et dramatique que celle d’une posologie médicale.
Paix chez les cannibales
Enfin, une dernière difficulté menace le mangeur contemporain. En effet, s’il fait sienne cette idée chère à Nietzsche que le régime alimentaire sert à styliser sa liberté, ne va-t-il pas se priver des bonheurs de la commensalité ? N’avons-nous pas désappris à manger ensemble ? L’heure est à la multiplication des chapelles gastronomiques et des dogmes nutritionnels. Conséquence : en famille, chacun tend à ingérer dans son coin des préparations adaptées à son âge et à ses préférences. Petits pots bio et purées de fruits pour les nouveau-nés ; pizzas surgelées et tablettes de chocolat pour les adolescents ; viande pour l’homme, salade légère pour la femme, etc.
Les mets des philosophes. Le panier fermier de Rousseau
«Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est sûr de bien me régaler» Les Confessions
Ici aussi, les philosophes classiques avancent d’utiles mises en garde, à l’instar d’Emmanuel Kant – oui, même l’austère philosophe de Königsberg – qui explique dans sa Métaphysique des mœurs combien il importe de manger à plusieurs : « Le banquet, invitation expresse à l’intempérance […] comporte pourtant, outre l’agrément purement physique, une fin morale, à savoir : réunir longuement beaucoup d’hommes en vue d’une communication réciproque. » Mais c’est Elias Canetti qui porte à son sommet cet éloge de la réconciliation pulsionnelle que signifie le repas partagé : « Assis côte à côte, écrit-il dans Masse et Puissance, on découvre ses dents, on mange, mais, même à cet instant critique, l’appétit ne vient à personne de dévorer son voisin. On s’en sait gré, et l’on estime aussi le voisin pour sa réserve, qui va de pair avec la sienne propre. »
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Les nourritures. Philosophie du corps politique
Une recension de Catherine Portevin, publié le 15 janvier 2015
Être, c’est être un corps, par quoi j’habite le monde. Et être un corps, c’est, essentiellement, « se nourrir de » – d’air, de lumière, d’aliments, mais aussi de travail, de spectacles, d’amour, de campagne, de ville, de la coprésence d’autres vivants. Vivre, c’est toujours « vivre de », et ce dont nous vivons ne constitue pas un environnement extérieur dont nous exploiterions les « ressources », mais un milieu dans lequel nous sommes immergés qui nous procure des « nourritures ». C’est, selon Corine Pelluchon, ce rapport nourricier au monde, ce « Bien manger », qui fonde les conditions, non seulement biologiques, mais sociales, écologiques et politiques de l’existence. L’entreprise philosophique s’annonce démesurée, qui, à partir d’une originale phénoménologie des nourritures, entend définir un nouveau contrat social et une politique enfin écologique, qui intègre en droit, en éthique et en « ressenti » le souci des autres espèces et celui des générations futures. Corine Pelluchon entend tout avaler : les pathologies alimentaires (anorexie et boulimie), la faim dans le monde, le droit des animaux, le végétarisme, la critique du capitalisme, l’agriculture, le cosmopolitisme, la démocratie délibérative… Le lecteur sera nourri, peut-être jusqu’à la crise de foie.