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Pourquoi parlons-nous ? - Noé-11-janvier-2025 - Médiathèque


C'est par une invitation à la lecture du livre la plus belle histoire du langage que nous préparons cet atelier
Audio :

Mais l'histoire du langage peut-elle nous aider à comprendre le rôle des sociétés humaines et dans la construction de nos psychés. 

 Le problème des entités non-existantes s'est posé à la philosophie du langage depuis ses origines. Aristote s'interroge ainsi au sujet du « bouc-cerf », et se demande : à quoi ce nom renvoie-t-il ?

Ce n'est pas ici les limites du langage qui nous intéressent dans cette question, mais l'utilisation que nous faisons de lui. Et plus particulièrement de l'utilisation ou des utilisations distinctes de celles du langage animal. 



En fait, si nous acceptons que le langage humain est plus riche que le langage animal (présupposé) que faisons nous de cette complexité, quelles intentions peuvent-elles servir ?
 
Avez-vous déjà pris la parole pour conjurer l’angoisse ? Parler pour se rassurer. Même lorsque l’on parle pour parler, on ne parle jamais pour ne rien dire. Dès qu’on parle on dit quelque chose. Jacques Derrida le sait bien. Lui qui pense la trace, le papier et l’archive, mais qui aimait "parler" la philosophie. Qui aimait les marques de la voix, du rythme, de la parole. Quelle différence entre l’écrit et l’oral, entre le texte et la langue ?

L'écriture est-elle la mal aimée des philosophes ? Platon lui attribue le pouvoir de faire oublier aux hommes ce qu'il savent, Rousseau l'accuse de faire disparaître l'intonation de la voix dans son Essai sur l'origine des langues. Qu'ont-ils tous à accuser l'écriture ? De la Grammatologie (1967) à La Dissémination (1972), en passant par le Monolinguisme de l'autre, (1996), Derrida s'attaque à cette préférence de la philosophie pour la voix, à la difficulté de s'approprier sa propre langue maternelle, et d'y laisser une trace...  



De l'origine des langues



Et pour rire et apprendre 


 La septième fonction du langage : https://www.youtube.com/watch?v=hwRJPg7XhyQ

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Un cours sur le langage

 

Aristote définissait l’homme comme « le vivant possédant le langage » : la capacité linguistique semble n’appartenir en propre qu’à l’homme, et le distinguer de tous les autres vivants. Le langage permet à l’homme de penser et de communiquer ses idées : il fonde donc la vie en communauté.

Le langage : définitions

 

Comment définir le langage ?

 

Le langage se définit par un vocabulaire, c’est-à-dire par un pouvoir de nomination, et par une grammaire, c’est-à-dire par des règles régissant la nature et les relations des mots. Saussure a montré que les mots que nous utilisons pour parler (ou signes) sont la totalité d’un signifiant (la suite de sons qui compose le mot) et d’un signifié (ce que le mot désigne).

Il a aussi établi qu’il n’y avait aucun rapport logique entre le signifiant et le signifié : c’est la thèse de l’arbitraire du signe. Le langage est donc une convention arbitraire ; c'est pourquoi, d’ailleurs, il existe plusieurs langues.

 

Peut-on parler d’un langage animal ?

 

Certains animaux ont développé des formes évoluées de communication, et particulièrement ceux qui vivent en société comme les abeilles. Mais, comme l’a montré Benveniste, ce « langage » n’a rien à voir avec le langage humain : il dicte un comportement, et non une réponse linguistique. Les animaux n’utilisent pas dans leur communication des signes[1] composés, mais des signaux indécomposables. Alors que le langage humain est un langage de signes, la communication animale est un code de signaux, dont chaque signal renvoie à une seule signification possible.

Qu’est-ce qui caractérise le langage humain ?

 

Selon Rousseau, « la langue de convention n’appartient qu’à l’homme » : les animaux possèdent leur « langage » dès la naissance. Ils n’ont pas à l’apprendre, parce que c’est leur instinct qui le leur dicte ; ce « langage » est inné, et non acquis. Le « langage » animal n’a pas de grammaire : les signaux qui le composent ont chacun un sens précis et unique, et ne peuvent donc pas être combinés entre eux. Grâce à la grammaire et au nombre infini de combinaisons qu’elle permet, le langage humain, lui, est plus riche de significations et surtout, il est capable d’invention et de progrès.

Le mot arbre désigne aussi bien cet arbre-ci que cet arbre-là. Arbre ne désigne pas un arbre donné, mais le concept même d’« arbre » (ce que doit être une chose pour être un arbre : avoir un tronc, etc.) ; c’est pour cela qu’il peut désigner tous les arbres. Les mots ne renvoient pas à des choses, mais à des concepts abstraits et généraux. Le langage est donc le fruit de notre faculté d’abstraction : le mot arbre peut désigner tous les arbres, parce que nous avons, contrairement aux animaux, la faculté de ne voir dans cet arbre-ci qu’un exemplaire de ce que nomme le mot arbre (le concept d’arbre).

Comme l’a montré Bergson, les mots désignent des concepts généraux, et non des choses singulières. Le langage simplifie donc le monde et l’appauvrit : il nous sert d’abord à y imposer un ordre en classant les choses par ressemblances. Le langage ne fait donc pas que décrire un monde qui lui serait préexistant : c’est lui qui délimite le monde humain, ce que nous pouvons percevoir et même ce que nous pouvons penser. N’existe, en fait, que ce que nous pouvons nommer dans notre langue.

La conscience ne vise pas autrui comme une chose parmi les choses, parce que, contrairement aux choses, autrui peut répondre quand je lui parle : parce qu’il me répond, autrui est non un simple objet de ma perception, mais un autre sujet qui me vise à son tour dans sa propre conscience. Le langage permet de viser intentionnellement autrui comme sujet : Husserl peut donc affirmer que c’est lui qui fonde la communauté humaine, entendue comme « communauté intersubjective ». Le langage semble n’avoir qu’une seule fonction : décrire des « états de choses » (comme par exemple : « le chat est sur le paillasson »). Wittgenstein remarque cependant qu’à côté de cette fonction descriptive, le langage a plus fondamentalement une fonction éthique : dire que le chat est sur le paillasson, c’est certes décrire la position du chat, mais c’est aussi célébrer la communauté humaine pour laquelle cette proposition a une signification. Le langage fait de l’homme « l’animal cérémoniel » : il n’a de sens que dans une communauté, et c’est cette communauté de langue que nous célébrons, même sans le savoir, dès que nous parlons.

Les langues naturelles et la langue scientifique

 

Une langue est un ensemble institué et stable de signes et de règles grammaticales que partage une communauté humaine donnée. Pour Hegel, « c’est dans le mot que nous pensons », autrement dit nous pensons le monde à travers la langue que nous parlons. Chaque mot ne prend sens que dans le contexte où il s’insère, prenant des valeurs linguistiques différentes selon les phrases et les discours prononcés. Comprendre un mot, dans le contexte du locuteur, c’est comprendre le monde auquel il appartient. Il y a donc une pluralité de visions du monde, comme il y a une pluralité de langue. 

Est-ce que la langue  est une véritable limite à notre conception du monde ? Prendre conscience de cette limite, n’est-ce pas déjà la dépasser ?

Nous sommes capables de connaitre le fonctionnement de notre langue et donc son influence sur notre manière de penser. Nous pouvons donc également comprendre comment en dépasser les limites. Par exemple, pour Hume les difficultés de l’identité personnelles sont plus des difficultés grammaticales que philosophiques, le « moi » n’ayant aucune impression constante ce qui fait que nous n’avons donc aucune idée de ce qu’il est réellement, lui conférant alors une impression de fiction. Dépasser ses limites grammaticales permet donc de réfléchir à notre condition humaine.

La pensée scientifique montre qu’il est possible de rompre avec les langues naturelles vernaculaires, même si la pensée scientifique est elle-même prisonnière d’une conception du monde, en s’opposant à la connaissance ordinaire, à l’opinion, aux préjugés. La science réalise ses objets, alors que l’opinion ou le préjugé ne fait que reproduire des objets préexistants, qui ne sont pas pensé.

Le rêve d’une langue universelle ne pourrait être scientifique, puisque la science a besoin d’une langue qui n’a de cesse de se rectifier, dans le cadre de sa démarche expérimentale. En outre, rompre avec les langues naturelles serait renoncer à habiter notre langue et au lien qui nous relit à notre monde. Notre rapport au monde ne peut se réduire au rapport d’un savoir scientifique sur son objet. De plus, il y a d’autres alternatives à la prison du préjugé. Parler, c’est soumettre sa pensée à l’examen critique d’autrui et à l’interprétation. Tout parler humain porte en lui un infini de sens à développer et interpréter, d’autant plus que dans le langage il y a aussi les nondits auquel le langage se rapporte. Enfin, la langue scientifique ne peut se passer de la langue naturelle, puisqu’elle se base sur cette dernière afin d’y trouver des erreurs et préjugés à rectifier.

Ainsi, la langue, loin d’être une prison pour la pensée, est au contraire ce qui la rend capable d’échapper à la clôture de l’opinion et du préjugé, il y a déjà en elle les germes pour la réflexion sur elle-même et le monde qui nous entoure ; c’est plus qu’un simple système de signes. La langue ouvre la possibilité d’une pratique qui dans sa finitude même rend possible l’infini de la parole et du discours.

 

Introduction à la sémiologie

 

La sémiologie (du grec ancien σημεῖον, « signe », et λόγος, « parole, discours, étude ») est l'étude des signes linguistiques à la fois verbaux ou non verbaux. L’environnement dans lequel l’homme évolue est constamment codé ; il est porteur de sens, un sens que l’homme est capable de donner en fonction de sa propre conception du monde. Comprendre un message, c’est le décoder, puisque le langage est un code.[2] Par exemple, pour Morris Zapp, tout décodage est un nouvel encodage. Il n’est donc jamais sûr que deux interlocuteurs se comprennent, car personne ne peut être sûr qu’il emploie les mots exactement dans le même sens que son interlocuteur, même dans la même langue.  Il considère donc que «  la conversation est une partie de tennis qu’on joue avec une balle en pâte à modeler qui prend une forme nouvelle chaque fois qu’elle franchit le filet) ». 

Tous les philosophes ne partagent pas cet avis, les nuances variant en fonction du degré de liberté accordée à l’homme dans sa capacité à percevoir, interpréter et créer le monde dans lequel il évolue. Plusieurs approches sémiologiques ont donc été élaborée. Alors que les premiers linguistes considéraient le langage avant tout dans sa fonction descriptive (sa capacité de comprendre et de communiquer sur le monde qui nous entoure), à partir du 20ème siècle de nouveaux philosophes ont développé une conception nouvelle du langage, perçu comme un outil d’influence sur le monde lui-même. Cette partie présente certains linguistes et philosophes ayant eu une influence déterminante sur notre perception du langage.

 

Ferdinand de Saussure (1857-1913)

 

Génie précoce, Ferdinand de Saussure a fait de la linguistique une discipline à part entière, ayant « pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même ». Ses Cours de linguistique générale ont ainsi permis de dépasser l’ancienne perspective diachronique (l'approche dite diachronique s'intéresse à l'histoire de la langue et étudie ses évolutions (étymologie, évolutions phonétiques, sémantiques, lexicales, syntaxiques, etc.), pour étudier la langue comme un système de signes, susceptible de décrire et d’expliquer la réalité de l’acte de parole. La linguistique a ouvert des chemins non seulement vers la compréhension de la langue, mais aussi de l’homme lui-même. « Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé. » 

Ainsi, Saussure distingue la fonction d’usage de notre environnement (une chaise sert à s’asseoir, une table sert à manger ou étudier, un vêtement à tenir chaud, etc.) et la fonction symbolique. Pour ainsi dire, les choses « parlent », dans le sens où au-delà de leur utilité, elles nous informent sur un environnement socio-culturel, l’historique d’un lieu ou d’une personne, etc. C’est à partir de cette fonction symbolique basée sur l’interprétation que s’est développé la sémiologie, qui est défini par Saussure comme «  la science dont l'objet est l'étude de la vie des signes au sein de la vie sociale ». La sémiologie est donc une science du discours, un discours sur le discours, un métalangage dont l’objet d’étude est le langage lui-même.

 

Extraits du Cours de linguistique générale : 

 

« En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup ce qui est social de ce qui est individuel, ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel. La langue n’est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l’individu enregistre passivement.

[…] La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d’intelligence. » « Il n’y a de différences que si l’on parle des significations, donc des signifiés ou des signifiants. […] Le signifié seul n’est rien : il se confond dans une masse informe. De même le signifiant. Mais le signifiant et le signifié contractent un lieu en vertu des valeurs déterminées, qui sont nées de la combinaison de tant et tant de signes acoustiques avec tant et tant de coupures qu’on peut faire dans la masse de la pensée. […] Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. »

 

 

Roman Jakobson (1896- 1982)

 

Pour Roman Jakobson, le langage fonctionne selon deux axes : l’axe paradigmatique (le vocabulaire) et l’axe syntagmatique (la syntaxe). L’axe paradigmatique est lui-même divisé entre un axe vertical, qui concerne le choix du vocabulaire de base (chaque fois que l’on prononce un mot, on le choisit parmi une liste de mots disponibles en mémoire et que l’on fait défiler rapidement dans notre tête) et un axe horizontal,  qui concerne la manière de complêter les mots choisis pour former une phrase (choix d’un adverbe, d’un verbe, d’un adjectif de classe grammaticale équivalente). L’axe syntagmatique définit l’agencement de ces mots choisis (sujet-verbe-complêtement, sujet-verbe, complêment-verbe-sujet, etc.). Chaque fois que l’on formule une phrase, on réalise ces deux opérations.

En plus de définir le fonctionnement structurel du langage, Jakobson a synthétisé le processus de communication sous la forme d’un schéma : émetteur, récepteur, message, contexte, canal et code. C’est à partir de ce schéma qu’il a dégagé les fonctions du langage :



 

      La fonction « référentielle » est la première fonction du langage et la plus évidente. On utilise le langage pour parler de quelque chose. Les mots utilisés renvoient à un certain contexte, une certaine réalité, au sujet de laquelle il s’agit de donner des informations.

      La fonction dite « émotive » ou « expressive » vise à manifester la présence et la position de l’émetteur par rapport à son message : interjections, adverbes de modalisation, traces de jugement, recours à l’ironie... La façon dont l’émetteur exprime une information se référant à un sujet extérieur donne elle-même des informations sur l’émetteur. C’est la fonction du « je ».

      La fonction conative est la fonction du « tu ». Elle est dirigée vers le récepteur. Elle s’exerce principalement avec l’impératif et le vocatif, c’est-à-dire l’interpellation de celui ou ceux à qui on s’adresse. Par exemple, lorsque Napoléon s’adresse à ses troupes et lui dit « Soldats, je suis content de vous ! » il combine la fonction émotive («  je suis content ») avec la fonction conative « Soldats/de vous ! »).

      La fonction « phatique » est la fonction qui envisage la communication comme une fin en soi. Quand on dit « allo » au téléphone, on ne dit rien d’autre que « je suis à l’écoute », c'est-à-dire « je suis en situation de communication ». Ce n’est donc pas l’information en soi qui a de l’importance dans la fonction phatique, mais seulement le maintien, l’entretien de la communication. 

      La fonction « métalinguistique » vise à vérifier que l’émetteur et le récepteur se comprennent, c’est-à-dire utilisent bien le même code. « Tu comprends ? », « Tu vois ce que je veux dire ? », « Tu connais ? », ou bien, côté récepteur « Qu’est-ce que tu veux dire ? », « Qu’est-ce que ça signifie ? », Etc. Tout ce qui concerne la définition d’un mot ou l’explication d’un développement, tout ce qui se rapporte au processus d’apprentissage, tout propos sur le langage renvoie à la métalinguistique. Par exemple, un dictionnaire n’a pas d’autres fonctions que métalinguistique.

      La sixième fonction est la fonction « poétique ». Elle envisage le langage dans sa dimension esthétique. Les jeux avec la sonorité des mots, les allitérations, assonances, répétitions, effets d’écho ou de rythme, relèvent de cette fonction. On la trouve dans les poèmes, évidemment, mais aussi dans les chansons, dans les titres des journaux, dans les discours oratoires, dans les slogans publicitaires ou politiques, etc. 

      La septième fonction est celle dite « magique », incantatoire ou « performative », dont le mécanisme est décrit comme la conversion d’une troisième personne, absente ou inanimée, en destinataire d’un message conatif ». La Bible utilise souvent cette fonction « performative », par exemple « Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut ».

 

John Austin (1911-1960) et John Searle (1932 -) 

 

« Le langage c’est le pouvoir. » Cette théorie, liée à la philosophie du langage ordinaire, a été développée par John Austin dans Quand dire c'est faire (1962), puis après sa mort par John Searle. Elle insiste sur le fait qu'outre le contenu sémantique d'une assertion (sa signification logique, indépendante du contexte réel), un individu peut s'adresser à un autre dans l'idée de faire quelque chose, à savoir de transformer les représentations de choses et de buts d'autrui, plutôt que de simplement dire quelque chose: on parle alors d'un énoncé performatif, par contraste avec un énoncé constatif. Contrairement à celui-ci, celui-là n'est ni vrai ni faux. Un acte de langage (ou acte de parole) est un moyen mis en œuvre par un locuteur pour agir sur son environnement par ses mots : il cherche à informer, inciter, demander, convaincre, promettre, etc. son ou ses interlocuteurs par ce moyen. Austin bâtit une classification des actes de langage en 3 catégories :

      Les actes locutoires sont les actes que l’on accomplit dès lors qu’on énonce quelque chose, indépendamment du sens que l’on communique.  Il s’agit donc de n’importe quel énoncé à proprement parlé avec un sens prétendu, comprenant des actes phonétiques, phatiques et rhétiques qui correspondent aux aspects verbaux, syntaxiques et sémantiques de n’importe quel énoncé qui a du sens. Par exemple, « donne-moi ce livre » est un acte locutoire ; il implique que le récepteur est sommé par le locuteur de donner un certain livre.

      Les actes illocutoires correspondent aux actes accomplis en disant quelque chose, en référence à la signification énoncée par le locuteur. Cela suggère donc un travail d’interprétation, le message convoyé par un énoncé allant au-delà de son sens immédiat (soit au-delà de sa dimension locutoire). Par exemple, si je suis dans une voiture et je souhaite que quelqu’un ouvre la fenêtre, je peux dire « il fait chaud dans cette voiture ». 

      Les actes perlocutoires coïncident avec les conséquences de l’acte de langage. L'effet perlocutoire est ainsi celui produit par la production de l'énoncé sur le récepteur (tel qu’un effet psychologique) ou sur ses actes. Par exemple, suite à l’énoncé « « il fait chaud dans cette voiture » », le récepteur va ouvrir la fenêtre. Cependant, la fonction perlocutoire n’est pas toujours liée à l’intentionnalité. L'effet psychologique ressenti par le récepteur ne dépend pas complétement de mon intention signifiante (par exemple, il ne dépend pas de moi que le récepteur ait confiance en ma promesse, ou qu'il se sente insulté quand je l'insulte). 

Dans le cas d’une promesse, par exemple si je dis: "je promets que...", alors l'acte illocutoire de la promesse a eu lieu, que je veuille, ou non, tenir cette promesse - celle-ci tenant sa valeur non pas de mon intentionnalité, de ma sincérité, mais de la convention selon laquelle affirmer "je promets que..." c'est engager sa parole). Pour Austin, l’acte de discours illocutoire est lui-même la chose qu’il effectue, alors que l’acte perlocutoire entraine certains effets qui ne se confondent pas avec l’acte du discours. Par exemple, si je demande à quelqu’un « avez-vous un stylo ? » la réalité illocutoire peut être que j’ai besoin d’un stylo pour écrire et que je souhaite emprunter le stylo de l’autre personne. L’acte illocutoire sera donc que vous comprenez ce sous-entendu. L’acte perlocutoire sera réalisé si la personne va effectivement me donner son stylo pour que je puisse écrire, ou bien qu’il ait une autre réaction en lien avec l’acte de langage. 

A la mort d’Austin, Searle approfondi les théories liées à la fonction performative du langage.

De nombreux critères influent sur la force de l’acte de langage sont individualisés. Il s’agit notamment du but de l’acte illocutoire ; de la direction d’ajustement entre les mots et le monde ( soit les mots « s’ajustent » au monde, comme dans une assertion ou une affirmation, soit le monde « s’ajuste » aux mots, comme dans une promesse ); des différences dans la force illocutoire du contenu propositionnel (par exemple, une promesse déterminera le contenu propositionnel de l'énoncé de telle manière que ce contenu portera sur le futur et sur quelque chose qui est en mon pouvoir ; une excuse déterminera le contenu de sorte à ce qu'il porte sur un événement passé, et qui a été sous mon contrôle) ; la force avec laquelle le but illocutoire est représenté, qui dépend du degré d’explication de l’acte ; les statuts respectifs du locuteur et de l’interlocuteur et leur influence sur la force illocutoire de l’énoncé ; les relations de l’énoncé avec les intérêts du locuteur et de l’interlocuteur. 

D’autres facteurs ont par la suite été mis en exergue par d’autres chercheurs, pour affiner les recherches de Searle. Par exemple, l’approche relationnelle d'Albert Assaraf repose sur la relation entre le locuteur et le récepteur. La force d’une parole est donc déterminée par la position du locuteur – la position du récepteur. Par exemple, un ordre donné par un supérieur hiérarchique a son subordonné à plus d’impact qu’un ordre donné par un subordonné à son supérieur hiérarchique. La force d’une parole est également liée à sa capacité de jonction entre le locuteur le récepteur, tel que par exemple les affirmations ayant pour but l’amour, le pardon, la compassion, l’absolution, l’attention, etc. Assaraf imagine également des cas de figure ou ces fonctions jonction-position sont combinées, voir même troquées (« Je t’offre ma position pour que tu m’offres ta conjonction »). En outre, Assaraf démontre que chaque position (c'est-à-dire chaque type positionnel d’acte de langage performatif) génère son propre modèle interactif spécifique. Par exemple, ordonner pour être « efficace » suppose effectivement, comme le dit Bourdieu, « un porte-parole » « investi » d’une autorité ; dans le cas de prier, en revanche, seul un subalterne peut efficacement accomplir cet acte de langage. Prier fonctionne exactement à l’inverse d’ordonner. Autant ordonner suppose un écart positionnel positif ; autant prier, un écart positionnel négatif. 

 

Derrida (1930- 2004)

Derrida conteste la théorie d’Austin. Pour lui, cette théorie présuppose que pour que celui qui parle agisse en même temps qu’il parle il faut une intentionnalité. Or, pour Derrida les intentions du locuteur, qui préexistent au discours, ne sont jamais parfaitement claires pour lui-même et encore moins pour le destinataire (si ce dernier est clairement identifié). Par exemple, si je dis « il est tard », pour Austin la fonction illocutoire est que je souhaite rentrer. Pourtant, il est possible aussi que je souhaite rester et que je souhaite que quelqu’un me rassure en disant « mais non il n’est pas tard » ou bien « mais non, reste ». A supposer que je sache réellement ce que je souhaite, il n’est pas sur que le locuteur puisse comprendre exactement ce que je souhaite (ou ce que je crois avoir pensé) et ce que cela implique. Derrida questionne l’unité et l’identité du locuteur et du récepteur. 

Derrida questionne donc le niveau de responsabilité des actes de langage, mettant en exergue ce qui est expressément exprimé mais aussi tout ce que l’inconscient a pu vouloir suggérer dans la fonction illocutoire de la pensée exprimée. Il joue donc sur la notion de liberté du locuteur, assujetti par des agents extérieurs qui influencent son vocabulaire, ses choix de sujet et les clés de lecture des sujets abordés, sa définition identitaire par rapport au discours, etc. Pour Derrida, ce déterminisme socioculturel remet en cause son libre arbitre et donc sa capacité de constituer une unité identitaire déterminant clairement son intentionnalité discursive. Par exemple, dans la fabrique du consentement » Chomsky montre la propension que la bourgeoisie a de reproduire un argumentaire lue ou entendue dans des médias correspondant à cette classe sociale (tel que New York Times), sans le critiquer ou le remettre en cause, usant de la même réthorique et reprenant les mêmes présupposés. Pour Derrida, l’individu est donc parfois un simple passage pour des éléments de langage, une conversation se transformant alors en simple citation d’autres sources. 

Enfin, Derrida considère que pour être entendu par notre interlocuteur, nous devons employer la même langue que notre interlocuteur. Nous devons donc répéter (réitérer) des mots qui ont déjà été utilisés, sans quoi notre interlocuteur ne pourra pas les comprendre. Nous sommes donc toujours fatalement dans une forme de citation. Nous utilisons les mots des autres. C’est cette réitération des mots des autres qui divise, qui « exproprie  la plénitude ou la présence à soi idéale de l’intention, du vouloir-dire », limitant donc l’adéquation entre le verbe et le sens donné. Il y a donc constamment des parasitages entre ce que nous disons et notre présupposé volonté de par le choix même d’un moyen de communication qui ne dépend pas de notre volonté. « Limitant cela même qu’elle autorise, transgressant le code ou la loi qu’elle constitue, l’itérabilité inscrit, de façon irréductible, l’altération dans la répétition ».

 

 

Le langage de la pensée de Fodor

 

Le philosophe Jerry Fodor a développé une théorie controversée sur l’esprit, posant l’hypothèse qu’il existe un langage inné de la pensée, qu’il a appelé le « mentalais ». Ce postulat est destiné à expliquer la nature de la pensée (et d’autres capacités mentales) et à rendre compte de l’apprentissage des langues naturelles. Perceptions, souvenirs et intentions comportent tous des signes de phrases mentalaises. Ainsi, quand nous émettons la pensée que Kermit la grenouille est verte, une phrase mentale signifie « Kermit est verte » apparait dans le cerveau. Les pensées se forment à propos d’objets et peuvent être vraies ou fausses, puisque c’est le propre d’une phrase de se construire à propos des objets et d’être vraie ou fausse. Les phrases mentales sont comme celles des langues naturelles, elles ont une langue grammaticale, mais leur différence réside en ceci qu’elles ne sont pas faites pour communiquer mais pour penser. Le mentalais serait selon Fodor antérieur à la langue maternelle. Selon Fodor, apprendre une langue comme le français ou l’anglais présuppose une capacité existante de penser en mentalais. Le langage de la pensée est inné, bien que la capacité d’employer un terme mentalais puisse être déclenchée par l’apport de certaines expériences. Fodor va plus loin en affirmant une ressemblance entre les activités mentales (conscientes et inconscientes) et les opérations d’un ordinateur. Pensée, perception et autres impliquent des calculs qui se font par l’intermédiaire des phrases mentalaises.

Les dernières recherches en psychologie de l’enfant ont apporté des preuves convaincantes à l’idée que les nouveau-nés viennent au monde avec un bagage inné de connaissances. Par exemple, ils savent faire la différence entre les objets vivants et inertes. Est-il possible qu’un bébé possède déjà le terme mentalais pour signifier « élephant » alors qu’il n’en a jamais vu ? Fodor déclare simplement qu’il existe des mots mentalais amorcés pour se référer aux éléphants lorsque les conditions appropriées seront satisfaites, que ce soit en voyant une image ou en rencontrant l’animal.

 

Etude d’un texte de Bergson sur le langage et la perception du monde

 

« Nous ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ?

Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. »

 

Henri Bergson, Le Rire © PUF, coll. « Quadrige », 13e éd., 2007.

 

De quelle limitation souffre notre rapport au monde ? Nous sommes dépossédés de notre individualité, nous agissons en fonction du besoin. Le côté fonctionnel des choses priment. Le langage, à travers la lecture des étiquettes, renforce cette tendance. Nous retenons seulement le sens commun sans réfléchir aux particularités. Sommes-nous cependant capables de percevoir notre singularité ? Quel niveau de conscience utilisons-nous pour percevoir le réel ?

 

Le langage, les étiquettes masquent le moi profond, qui est beaucoup plus vaste, plus mouvant que les mots, qui figent ce moi intérieur. Amour, haine sont des concepts figés. Pour Bergson, si nous cessons d’étiqueter les choses et notre rapport à celles-ci, nous deviendrions des personnes capables de voir ; l’artiste n’étant pas dicté par le besoin, réussissant à saisir le particulier, aller au-delà du fonctionnalisme. De même, le philosophe souhaite vivre autrement, le quotidien de de l’homme étant fait de prêt-à-nommer et de prêt-à-penser. Les symboles et les généralités limitent notre condition humaine.


[1] Signe : Élément fondamental du langage, composé d’un signifiant, suite de sons ou de gestes, et d’un signifié ou concept, qui lui donne sens (distinction saussurienne).

[2] « Déconstruire un discours consiste à montrer comment il mine la philosophie à laquelle il prétend, ou la hiérarchie des oppositions auxquelles il fait appel, en identifiant dans le texte les opérations rhétoriques qui confèrent à son contenu un fondement présumé, son concept-clé ou ses prémisses ». _Culler (dans « la lignée » de Derrida).


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Lycée - 14 mai 2024 - Peut-on lancer un nain qui le veut bien ?

L’affaire dite du lancer de nain Le Maire de Morsang-sur -Orge avait interdit sur sa commune une attraction foraine dite "du lancer de nain". L’arrêté municipal avait été attaqué devant le TA de Versailles qui en avait ordonné l’annulation. Saisi par un pourvoi, le Conseil d’Etat annule ce jugement en insérant la dignité de la personne humaine à la liste des "principes généraux du droit" qui autorisent par décret ou arrêté les autorités publiques à prendre telle ou telle décision fondée non sur une loi (inexistante) mais sur l’un de ces principes dégagés par la jurisprudence administrative ou constitutionnelle. Le paradoxe de cette affaire est le suivant : le nain était parfaitement consentant et c’est sa dignité qu’il mettait en avant à l’appui de sa requête contre l’arrêté municipal : selon lui, ce travail lui avait redonné sa dignité (avant il vivait du RMI). Or, le Conseil d’État ne lui a pas donné raison : à la dignité invoquée par le nain, il a été opposé la d...

Poutine pourrait-il avoir raison ? Serions nous décadents ? Médiathèque 28 Septembre 2024

  S'interroger sur la notion de décadence, nous semble une nécessité. La décadence est un mot peu usité et son sens est le plus souvent lié à l'usage "historique" du mot dans ce qui supposé être la chute de l'empire romain. De manière plus religieuse ou cinématographique c'est la référence à Sodome et Gomorrhe qui est activée. La définition de la décadence donnée par le dictionnaire Larousse est celle-ci : 1. État d'une civilisation, d'une culture, d'une entreprise, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; commencement de la chute, de la dégradation : Entrer en décadence. 2. Période historique correspondant au déclin politique d'une civilisation. Ce que nous dirait Poutine, c’est donc que notre civilisation occidentale est finissante. Nous pourrions lui objecter que les difficultés qu’il rencontre pour « achever la bête », semble bien prouver le contraire. Pourtant, sa parole raisonne dans les médias et elle nous trouble et...