Pourtant sans autrui point de vie sociale, et sans vie sociale je ne suis plus un humain, dans Robinson Crusoé, le personnage seul sur l’île n’est pas vraiment libre : il survit, mais sans projet, sans rapport aux autres et finira par faire l'amour à une fleur devenant par là même un élément de la flore, plus végétal qu'humain. Sans autrui, pas de liberté mesurable.
Alors Autrui barrière à franchir pour être libre, barrière à considérer pour vivre dans une société libre ou encore juste l'enfer de la prison.
Autrui désigne une autre conscience que la mienne. Cette notion a un sens plus restreint que l’autre, qui peut renvoyer à une chose, à un animal ou, avec une majuscule, à Dieu Lui-même. Liée à la philosophie de la conscience qui naît avec Descartes au XVIIe siècle, la question d’autrui intervient au moment où le sujet se demande comment il peut sortir de la solitude de la conscience (solipsisme) et connaître le monde par le biais de l’intersubjectivité – donc de la relation aux autres. Cette question devient une question morale dès lors que je refuse de faire d’autrui simplement un double de moi-même, un pur alter ego, ou de l’instrumentaliser. Il s’agit en effet de respecter une différence tout en communiquant avec elle, par exemple sur le mode de l’empathie. La question d’autrui intéresse aussi l’anthropologie qui enquête sur la pluralité des cultures et souligne leur irréductible altérité.
La déshumanisation de Robinson
Robinson est la figure type de l’homme condamné à la solitude. Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, Michel Tournier propose une relecture de ce personnage mythique. Il y décrit la déchéance de Robinson qui, d’abord, s’impose un code de loi comme s’il vivait en société, puis se conduit comme un animal et même se végétalise en fusionnant avec l’île (il fait l’amour à une fleur !) pour finalement se pétrifier : son dernier plaisir sera le moment où le soleil le « baigne de ses rayons ». L’homme, durablement privé de son semblable, finit par n’être plus un homme.
Les gargouillis de l’estomac du voisin
Que fait-on quand on entend les gargouillis de l’estomac du voisin ? On lui fait croire qu’on n’a rien entendu. Cette attitude illustre ce que Erving Goffman nomme les « rites d’interaction ». En société, nous voulons certes garder la face mais surtout préserver celle de l’autre. La sociologie des interactions explique ainsi que si nous faisons tout pour éviter l’embarras d’autrui (au point que nous nous excusons volontiers pour lui), c’est essentiellement par intérêt et non par politesse : on veut stabiliser le lien social pour ne pas être soi-même marginalisé, quitte à toujours jouer un rôle en présence d’autrui.
Trois auteurs majeurs
Hegel
Autrui joue un rôle décisif dans le passage de la conscience immédiate à la conscience de soi. En effet, pour Hegel, je reste inconnu à moi-même tant que je ne suis pas reconnu « par la médiation d’une autre conscience ». En témoigne la célèbre dialectique du maître et de l’esclave : celui qui, pour se faire reconnaître, brave la peur de la mort, domine et esclavagise celui qui ne parvient pas à faire la preuve de sa liberté. Mais le maître devient dépendant du travail de l’esclave qui, à son tour, domine son autre et se fait reconnaître par lui. Ce jeu de reconnaissance réciproque est une étape nécessaire dans l’éveil de l’intelligence.
Sartre
Sartre nomme « pour-autrui » cette structure de ma conscience qui fait que je suis envahi par autrui : je peux par exemple éprouver un sentiment de honte seul (si je regarde par le trou d’une serrure et me crois vu depuis le couloir, alors qu’il n’y a personne). Cette dimension « pour autrui », qui porte atteinte à ma liberté, est donc d’abord négative : l’autre, c’est celui pour qui je suis un objet, celui qui peut me « chosifier » dès lors que je me fonds dans l’image qu’il a de moi. Alors, oui, « l’enfer, c’est les autres ». Mais ce peut aussi être le paradis s’il se fait une bonne image de moi…
Levinas
Levinas fait d’autrui le point de départ de sa philosophie morale. Pour lui, le « tu » précède le « je ». C’est par autrui que je deviens une personne. Dès qu’un visage m’apparaît, il me demande de le respecter et, par là, me révèle ma possibilité de lui refuser cette demande. « Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer ». C’est donc bien par l’autre – et en particulier par les plus faibles (l’enfant, le vieillard, si faciles à dominer…), que je découvre ma propre dimension morale.
Quelques références supplémentaires
Sartre – Le regard d’autrui
-
Dans L’Être et le Néant, Sartre écrit :
« Autrui est celui par qui je suis objet. »
→ On peut faire le lien avec le fait d’être constamment observé, surveillé, enfermé — comme les habitants de Gaza peuvent se sentir définis par le regard et le contrôle d’autrui. -
Question : la liberté peut-elle survivre quand autrui me réduit à un statut ou une identité imposée ?
Levinas – L’éthique du visage d’autrui
-
Dans Totalité et infini, Levinas voit dans le visage d’autrui une injonction morale absolue :
« Le visage d’autrui m’ordonne : “Tu ne tueras point.” »
→ Dans le contexte de Gaza, l’effacement du visage — par la guerre, la déshumanisation — symbolise la disparition de cette éthique.
Hannah Arendt – La condition humaine
-
Arendt insiste sur le fait que la liberté n’existe que dans le monde commun, c’est-à-dire avec les autres.
→ Une société qui enferme ou détruit autrui détruit en même temps les conditions de sa propre liberté politique.
Simone Weil – Le malheur et la compassion
-
Dans L’Enracinement, Weil souligne la responsabilité envers autrui, même dans le conflit.
→ On pourrait réfléchir à la liberté d’un peuple qui nie celle d’un autre : peut-on être libre en rendant autrui esclave ?
Camus – La révolte et la mesure
-
Dans L’Homme révolté, Camus distingue la révolte juste, qui reconnaît l’autre, de la violence absolue, qui le nie.
→ Cela offre un angle pour interroger comment la lutte pour la liberté devient parfois oppression de l’autre.

