Comment situer l’habitude dans la vie ?
Charles Pépin répond tous les samedis aux questions des auditeurs d'Inter. Aujourd'hui, Charles a choisi celle de Clara : "il y a parfois une différence très mince entre une habitude ennuyeuse et une habitude délicieuse… Qu’est-ce qui distingue une bonne habitude d’une mauvaise habitude ?"
Vous auriez un autre exemple ?
Oui bien sûr, si vous faîtes du yoga le samedi, ou partez courir tôt le matin trois fois par semaine, vous répétez une pratique qui vous permet de mesurer votre progression : il faut bien que quelque chose se répète pour que l’on puisse mesurer ce qui ne se répète pas, ces progrès qui rendent le chemin de notre vie si appréciable.
Mais alors il n’y pas de bonne habitude sans progression ? Quand j’aime retrouver tous les étés ma maison de vacances, ou ma bande d’amis, je ne progresse pas nécessairement et pourtant c’est quand même une bonne habitude ?
Eh bien je crois que même là, l’habitude est intéressante précisément quand les choses ne se répètent pas à l’identique, mais se répètent toutefois assez pour que nous puissions saisir les différences, les nuances, tous ces changements qui sont justement la vraie vie. J’ai bien compris votre référence à la maison de vacances que l’on aime retrouver, mais si cette habitude est délicieuse c’est justement parce ce qu’elle offre des repères permettant de saisir la vie qui passe et nous affecte : les enfants qui grandissent, les amis qui vieillissent, les goûts qui évoluent, la perception qui s’affine.
Dans le meilleur des cas, comme l’a montré le philosophe Felix Ravaisson dans son petit bijou, le chef d’œuvre bien nommé De l’habitude, l’habitude est l’occasion d’un raffinement de notre sensibilité, du développement de ce que David Hume appelle si joliment notre délicatesse. L’esthète délicat a l’habitude de regarder les tableaux, et c’est pourquoi il apprend – et nous apprend- à les voir autrement. Le beau geste du danseur, comme celui de l’athlète, a été si souvent répété qu’il est rempli de grâce, de légèreté. Impossible, encore une fois, sans l’habitude, de parvenir à cette grâce, à cette délicatesse…
On reconnait bien là votre optimisme, mais l’habitude c’est aussi la morne répétition, la tristesse et l’ennui, celle que chante Claude François dans "Comme d’habitude"
Oui, c’est vrai, et ce sera ma réponse à Clara. Là où la bonne habitude éveille la sensibilité, la mauvaise habitude l’endort. La bonne habitude nous rend plus vivants, la mauvaise au contraire est morbide, mortifère ; elle entrave cette vie que la bonne habitude suscite, et même révèle. Mais Clara a raison : la frontière est parfois ténue. Dans la sensualité par exemple, dans ces habitudes des corps qui se retrouvent, ça se joue parfois à rien.
La bonne répétition nous ouvre à l’autre et à nous-même, nous rend plus sensible, plus délicat, plus attentif, et c’est le plaisir qui n’en est que plus grand. Mais la mauvaise répétition nous enfonce dans l’ennui et nous coupe de l’autre. Elle est une répétition qui ne prépare le terrain d’aucun événement, d’aucun avènement. Cela même que chante Claude François : une routine qui sent la mort. Mais ne finissons pas sur une telle note mortifère et préférons à l’original de Claude François la sublime reprise de Nina Simone, par laquelle le sens de la chanson se trouve comme inversé.
C’est le contraire de quelqu’un qui s’enfonce dans la morne routine. C’est le chant de quelqu’un qui se libère - "I did it my way" - de quelqu’un qui apprend à faire les choses à sa manière, ce qui est peut-être la plus belle définition de la liberté. Mais comment réussit-on à faire enfin les choses à sa manière, à devenir soi-même, à exprimer sa personnalité ? eh bien par la grâce de cette habitude, de cette bonne répétition qui nous donne confiance et nous donne parfois la force de tenter de grandes choses - des choses inhabituelles.