Sommes-nous de quelque part ?
Sommes-nous de quelque part ? La question semble simple, presque naïve. Elle touche pourtant à l’un des fondements les plus intimes de notre identité : le sentiment d’appartenance.
Souvent, nous sommes de quelque part. D’un quartier aux murs familiers, d’un village dont les saisons rythment les conversations, d’un accent qui trahit l’enfance. Nous sommes faits de lieux, d’odeurs, de gestes : la manière de dire bonjour, de cuisiner, de célébrer ou de se taire. Ce quelque part est à la fois géographique et culturel. Il nous enracine.
On en trouve la trace dans nos noms. Dupont : celui qui vit près du pont. Dubois : celui qui vient du bois. Delorme, Deschamps, Delattre… tous racontent une origine, un paysage, un point de repère dans l’espace commun. Même dans l’anonymat urbain ou la vie numérique, ces noms nous rappellent que nous venons de lieux, que nos identités ont été façonnées par des présences situées.
Mais alors, qui est celui ou celle qui n’est pas de quelque part ?
Celui dont le nom ne dit rien du monde tangible ? Celui qui a dû partir, quitter, fuir — ou qui est né dans le mouvement même ? Celui devenu consommateur du monde, nomade, qui a oublié jusqu’au sens de son propre nom ?
Et plus encore : que devient notre rapport au monde lorsque nos repères s’effacent ? Quand la maison d’enfance est loin ou détruite, quand la langue se dilue, quand l’histoire familiale est interrompue ou morcelée ? Existe-t-il encore un lieu d’appartenance quand on vit entre plusieurs ? Ou nulle part ?
Deux visions se dessinent alors.
La première est celle de l’appartenance emboîtée, comme des poupées russes : je suis d’un quartier, d’une ville, d’un pays, d’un continent, d’un monde. Chaque couche enveloppe la précédente sans l’effacer. L’identité se construit par cercles concentriques, du plus proche au plus vaste.
La seconde est plus éclatée : c’est l’image d’une toile d’araignée, tendue entre des points multiples. On y est de plusieurs parts à la fois, sans centre unique. L’appartenance devient réseau, flux, passage. On n’est pas « de quelque part », mais « en lien avec » — avec des personnes, des cultures, des lieux qui ne partagent pas toujours de frontière.
Entre le Dupont enraciné et le citoyen du monde né dans les limbes, le fossé est-il si grand ? Même celui qui vit dans un réseau global porte en lui des fragments de territoires — ou cherche à les inventer. Il se découvre parisien un soir où le PSG gagne une coupe d’Europe, comme on se greffe, par nécessité ou désir, à une identité prête à l’emploi.
Mais alors surgit une autre question, plus troublante encore :
Est-on, si l’on n’est pas de quelque part ?
Que devient l’existence sans lieu, sans ancrage, sans référence partagée ?
Qui est celui qui est des limbes ?
Celui dont le nom ne dit rien, dont l’origine est floue, dont la présence semble suspendue dans un monde qui va trop vite pour qu’il s’y tienne. Est-il oublié ? Dissous ? Ou à réinventer ?
Quitte à se déclarer d’une identité empruntée, comme d’une folie nécessaire pour ne pas sombrer dans la folie.